La transformation numérique de l’Europe passe désormais par une reconquête stratégique de ses infrastructures.
Dans un contexte de tensions géopolitiques et de dépendance persistante à des acteurs non européens, les institutions repensent l’infrastructure Cloud comme un levier de souveraineté, de conformité réglementaire et de sécurité renforcée.
Cet article explore les signaux d’un changement structurel en cours dans l’architecture numérique du continent.
1. L’urgence d’une souveraineté numérique en Europe
La souveraineté numérique est devenue une priorité pour les États membres de l’Union européenne.
Jusqu’ici, une part majeure des données critiques des institutions publiques et des entreprises européennes transitaient via les serveurs des hyperscalers américains tels qu’Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud.
Une situation rendue problématique par les lois extraterritoriales comme le CLOUD Act, qui autorise l’accès aux données européennes dès lors qu’elles sont traitées par une entreprise américaine.

Les risques sont multiples : ingérence, non-conformité RGPD, fuite de données sensibles, perte de compétences stratégiques… Dans ce contexte, l’Europe s’organise pour reprendre la main sur ses infrastructures critiques, en bâtissant une stratégie Cloud souverain robuste, interopérable et conforme aux exigences de sécurité européennes.
2. Les fondations d’un Cloud souverain européen
2.1. Gaia-X : ambitions, limites et lenteur bureaucratique
Lancement emblématique du projet européen, Gaia-X visait à créer une fédération d’infrastructures Cloud compatibles avec les standards de souveraineté européenne.
L’idée : offrir un cadre de référence permettant aux fournisseurs de services européens de coopérer, tout en garantissant l’interopérabilité, la portabilité des données, et la transparence.

Mais le projet a dû affronter plusieurs critiques : bureaucratie lourde, rôle ambigu des acteurs américains au sein du consortium, et avancement relativement lent. Il n’en demeure pas moins un socle de réflexion majeur dans la structuration d’une stratégie européenne unifiée.
2.2. EUCS : vers une certification de confiance à l’échelle continentale

Ce référentiel imposera notamment :
- un hébergement des données dans l’UE,
- un personnel européen accédant aux données,
- une absence de contrôle par une entité étrangère soumise à des lois extraterritoriales.
Il viendrait ainsi renforcer les dispositifs nationaux existants comme SecNumCloud en France.
2.3 IRIS² : souveraineté numérique spatiale pour les infrastructures critiques
Moins connu, IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite) est le futur réseau satellitaire européen.
D’ici 2027, cette constellation de satellites fournira une connectivité sûre et résiliente pour les communications gouvernementales, les opérations de défense et les réseaux Cloud hautement critiques.
IRIS² complètera ainsi l’écosystème Cloud souverain en garantissant la disponibilité permanente des données, même en cas de cyberattaque ou de crise majeure.

3. Le contrat OTAN–Thales : un tournant stratégique pour l’Europe
En avril 2025, l’OTAN a officialisé la signature d’un contrat d’une valeur de plus de 100 millions d’euros avec le groupe français Thales et l’opérateur belge Proximus.
Objectif : déployer une infrastructure Cloud privée résiliente pour les besoins internes de l’alliance atlantique.
Ce contrat vise à renforcer l’interopérabilité et la cybersécurité des systèmes d’information militaires, tout en réduisant la dépendance à l’égard des fournisseurs américains. Il constitue un signal fort en faveur de la compétence européenne en matière de cloud souverain, et redonne une place centrale aux acteurs français dans les grands projets d’intégration numérique sécurisée.
Pour Thales, c’est aussi une reconnaissance stratégique de son savoir-faire en cyberdéfense, déjà mobilisé dans de nombreux programmes gouvernementaux européens.
4. DNS4EU : protéger l’internet européen à la racine
Le Cloud ne suffit pas à garantir une souveraineté totale : les résolutions DNS (Domain Name System) sont elles aussi contrôlées majoritairement par des entreprises non européennes, telles que Google (8.8.8.8) ou Cloudflare (1.1.1.1).
Pour combler cette lacune, la Commission européenne a lancé le projet DNS4EU, une initiative visant à créer un réseau DNS européen sûr, rapide et conforme au RGPD.

Les caractéristiques techniques prévues incluent :
- le support des protocoles DNS-over-HTTPS (DoH) et DNS-over-TLS (DoT),
- un filtrage préventif contre les sites malveillants,
- une politique de non-exploitation des données personnelles,
- une gouvernance ouverte impliquant plusieurs consortiums européens (Tchèquie, Slovaquie, France, Allemagne).
Avec DNS4EU, l’Europe s’attaque directement aux fondements techniques de son indépendance numérique.
5. OVHcloud : à l’épreuve de la souveraineté numérique européenne
Acteur majeur du Cloud européen, OVHcloud est directement concerné par cette redéfinition du paysage numérique souverain. L’entreprise française, déjà certifiée SecNumCloud, se positionne comme une alternative sérieuse aux solutions américaines.
Toutefois, la montée en puissance de nouveaux standards comme EUCS et la consolidation de consortiums souverains l’obligent à accélérer :
- l’obtention des futures certifications européennes,
- la capacité à répondre aux appels d’offres d’envergure (gouvernements, OTAN, institutions publiques),
- l’investissement dans les couches hautes (PaaS, SaaS souverains).
Dans cette compétition où l’exigence de confiance est centrale, OVHcloud a une carte à jouer. Mais elle devra rester agile, proactive, et s’inscrire pleinement dans la logique d’écosystème européen interopérable.
6. La souveraineté européenne se structure… pour de bon
La multiplication des initiatives (EUCS, IRIS², DNS4EU) et la signature de contrats stratégiques comme celui de l’OTAN marquent un tournant décisif dans la manière dont l’Europe aborde sa souveraineté numérique.
Pour les DSI, responsables cybersécurité et décideurs stratégiques, il est temps de revoir les choix d’infrastructures, d’anticiper les labels à venir et de participer à cette mutation systémique. Car derrière le mot « souveraineté » se cache une réalité concrète : celle de la compétence européenne qui reprend enfin le contrôle de ses données.